Estampes
de Gérard Jan
Gérard Jan, né en 1961,
est issu d’une famille de vignerons du Minervois, Elevé par ses
grands parents, puis mis en pension, il a travaillé dans des
restaurants pour payer ses études à l’école des Beaux Arts de
Toulouse. Il a suivi là-bas le cursus ordinaire et a rencontré le
dessin et la gravure réunis en la personne de René Izaure. Ce
professeur, lui–même élève de Louis Louvrier, l’héritier
scrupuleux de la gravure de reproduction du XIXe siècle,
lui a transmis son intérêt pour les paysages méridionaux , marqués
par les saules, les cyprès, les canisses et le vent. De cet
enseignement, Gérard Jan a retenu à son usage les techniques de
l’eau-forte et de l’aquatinte qu’il combine volontiers.
Il a surtout rencontré
Piranese. Ce graveur architecte du XVIIIe siècle s’est
illustré par des vues de Rome, et de ses environs, des antiquités
de Pompéi et d’Herculanum, des relevés exacts de décors de
sarcophages, d’inscriptions, d’objets de fouille, de statues et
de vases. Mais la valeur artistique des gravures de Piranese se
manifeste encore dans des architectures imaginaires, rendues
gigantesques par le rapetissement des figures humaines, par les
perspectives surprenantes, au ras de l’eau, au ras du sol, à vol
d’oiseau, par les vues de prisons fantasmées, peuplées de
captifs, enfoncées de plusieurs étages sous la terre, meublées
d’instruments de tortures et de machines délabrées. A ces
paysages ne manquent pas les mendiants, les ouvriers des fouilles,
les curieux d’antiquité, les captifs, mais sur tout ce monde plane
l’ombre de la mort, les os sortent de la terre et des sarcophages,
les inscriptions dans le marbre se brisent, les édifices les plus
majestueux s’écroulent et ne ressuscitent que dans les vues
idéales de l’architecte. De Piranese, Gérard Jan a d’abord
gardé les lumières qui tombent dans des bâtiments obscurs (Formes
du silence), l’éclairage rasant qui fait ressortir la texture
des pierres, des briques, du métal et du bois (Chemin de travers,
Envoutement de la lumière). Il a emprunté à Piranese l’arche
noire, le point de vue au ras de l’eau du Pont incendié,
il lui doit aussi le goût mélancolique pour le spectacle de la
ruine. Saint Etienne, cathédrale de Toulouse, Saint Sernin, les
Jacobins ne sont pas encore écroulés, mais dans Dérive immobile, Découverte du temps qui s’achève, Le monde parallèle,
on voit ces édifices envahis de végétaux grimpants, encombrés de
palissades, de planches, d’outils abandonnés, les voûtes
écroulées, les arcs à ciel ouvert. A part les deux moines passant
avec leur bourdon devant l’église gothique de Le monde
parallèle, et une foule armée de piques sur le pont de Toulouse
(Le pont incendié), les ruines sont désertes. Le Moyen-Age
a remplacé l’Antiquité dans le vocabulaire des formes, puis les
formes gothiques ont été remplacées par les édifices du XIXe
et du XXe siècle : pile de viaduc en pierre de
taille, pont de chemin de fer en ruine, château d’eau en briques,
dépôt de chemin de fer, maison d’éclusier, passerelle
métallique, demeures néo-gothiques, cabanes d’ostréiculteur,
mais la méditation continue sur les marques du temps, la dégradation
des œuvres humaines, la chute des civilisations, et tout objet
abandonné dans le bric-à- brac obscur entre deux contreforts, sous
une voûte d’escalier, devient une vanité, un memento mori
de notre temps.
Il y avait cependant une
vie dans ces monuments et ces paysages déserts, on en a des traces :
les voiles qui sont suspendus devant les monuments médiévaux de
Toulouse (Découverte du temps qui s’achève, Ciel ouvert
, Dérive immobile), indices de chantier, les objets
abandonnés, planches, roues, pieux, cercles de tonneaux, fenêtres,
ferrailles, escalier, échelles, grilles, bâches, garde-fou, fagots
de piquets, reliques du travail humain dont les empilements sont
l’indice d’une retraite inexpliquée. Dans la campagne, les
troncs même des saules portent les marques des tailles d’antan.
Mais la vie vient du vent : les herbes sont couchées par son
souffle, les canisses sont à terre, les cyprès n’ont plus de
branches ni d’aiguilles, ce sont des flammes qui s’élèvent en
ondulant.
Le mouvement vient aussi
des lignes du dessin, des obliques qui traversent l’image et
contredisent la frontalité des vues monumentales. Il vient enfin du
cadrage qui coupe les objets (Galerie, Le pilier, Le dépôt)
et oblige à poursuivre les lignes hors champ.
Anticipation de la ruine,
mélancolie, silence de l’homme, mais aussi survie de ses traces
dans les choses, acuité sans pareille du regard sur les matières,
netteté de la lumière et des effets qu’elle produit, tels sont
les traits du monde que Gérard Jan a conçu, puis quitté pour
explorer d’autres voies.
En parallèle à la
gravure, Gérard Jan s’est d’abord engagé dans l’art du
pastel, qu’il pratique toujours, puis dans le monotype, qui a
éclipsé chez lui la gravure. Le monotype est une forme de
l’estampe inventée au XVIIe siècle par Giovanni
Benedetto Castiglione
(1616-1670),
peintre et graveur de Gènes émule de Rembrandt, et reprise au XIXe
siècle par Degas. L’artiste dessine sur le cuivre avec une encre
grasse, puis pose une feuille de papier sur son dessin et fait passer
cuivre et papier sous presse. Le dessin se détruit sur le cuivre en
s’imprimant sur le papier. Un seul tirage conserve le tracé de
l’artiste, tout en lui ménageant des surprises par l’écrasement
de l’encre et les hasards de l’empreinte. Il y a dans les
monotypes de Gérard Jan des combinaisons des deux modes de dessin,
par apport d’encre, au rouleau ou au pinceau, par enlèvement au
moyen de bâtonnets, de cotons-tiges, d’objets divers. Il ajoute à
cet héritage technique l’emploi de bandes, de carrés de papier
japon très fin, Celui-ci prend l’encre mieux que le papier épais
des gravures en taille-douce. Ce japon se détache du fond blanc par
sa couleur jaune, par sa texture, où se voient encore des fibres
végétales, par le contour découpé, ou plutôt déchiré de ses
bords. Ces œuvres, dont l’aspect est de loin comparable aux
manières noires, sont à regarder de près : tout l’effet
repose sur d’infimes nuances de gris, sur des marques dans la pâte
qu’il faut tracer vite, avant que l’encre n’ait séché. En
quatre heures tout doit être terminé. Le monotype imprimé est
logiquement signé et numéroté 1/1, ce qui résume ses propriétés
contradictoires d’estampe et d’œuvre unique. Considérons encore
son format : il est certes limité précisément par les
dimensions du plateau de la presse et par la largeur du cylindre,
plus généralement par le temps de séchage de l’encre, mais le
temps de réalisation est bien inférieur à celui d’une eau-forte
ou d’un burin. Le monotype est tracé directement sur la plaque,
sans desssin préparatoire sur papier. Plus rapide que les autres
techniques de l’estampe, le monotype ne permet cependant pas de
travailler sur place, il faut œuvrer en atelier , à côté de la
presse, d’après une moisson de souvenirs et de documents.
Quels
sont les sujets que Gérard Jan traite par ces moyens ? Le plus
abondamment représenté est l’arbre. Moins le chêne, vieux héros
luttant seul contre les vents, que les jeunes peupliers plantés en
rangs serrés, souvenir du paysage de l’enfance. Il y a des masses
d’arbres qui, vues de front, forment un rideau qui ferme la vue, il
y a des bouquets isolés dans une vaste plaine, des blocs sombres qui
sont séparés par une tranchée de jour. On reconnaît les espèces,
le pin, le cyprès, le peuplier. Ces arbres finement ramifiés qu’un
rai de lumière sort d’une masse noire d’encre, s’enfoncent
dans l’ombre de l’autre côté. Mais les irrégularités
singulières de chacun sont intégrées dans la masse du chœur,
parfois partagé comme dans la tragédie antique.
Il
y a aussi des fragments d’Italie ou d’Espagne, de Rome , mais
encore de villes sans nom, des portiques, des temples, des palais,
des maisons de style classique hautes de plusieurs étages. Ces
fruits du voyage, du dépaysement et du choc sensible de la
découverte sont stockés sous forme de photos en noir ou en couleur.
Mais la photo montre trop, l’artiste ne retient pas tout ce qu’elle
met en boîte. On reconnaît le Colysée, la tour de Pise, le forum
romain, les ruines d’Ostie, ses autres vues de villes ne sont pas
identifiées : le monotype n’en retient que les formes
géométriques, les marques les plus générales d’une époque et
d’un style. Le flou, l’essuyage, le non
finito, les masses
d’ombre envahissantes enlèvent tout ce qui est éphémère. Gènes,
la Toscane, l’Ombrie, Rome, la Sicile, l’Aragon ont fourni les
éléments dont sont issues les œuvres de ce filon.
Il
en est un autre qui ne requiert pas de voyage, c’est celui des
natures mortes. Fruits et légumes, vases, verres, bouteilles,
burettes, cruches, pots de toute sorte, presse-ail, outils du
cuisinier et du peintre, tel est le vocabulaire intime que l’artiste
soumet à ses transformations. Certes il a vu dans les musées les
natures mortes de Morandi : il en a retenu le groupement
d’objets se détachant sur un fond uniforme, mat, sans brillances,
ni reflets, qui envoient des ombres sans en avoir de propre. Il a
pris des élements de son outillage d’artiste : passoires,
rouleau encreur, pinceaux. Les objets ne donnent pas lieu chez Gérard
Jan à de subtils reflets dans les ombres, ils ont une présence plus
brutale, ils ne renvoient pas à des significations allégoriques par
un code plus ou moins secret. S’il y a des vases, il n’y a pas
de fleur fugace, ni de vers rongeur, ni de mouche annonciatrice de
corruption. Les objets n’entrent pas non plus dans des
compositions d’ordre supérieur, qui seraient des synecdoques de
la musique, de l’architecture, ou d’on ne sait quelle entité
abstraite, ils sont comme ils sont. Gérard Jan, suivant le poète,
mais sans rien dire, a pris le parti des choses hic
et nunc.
Michel
Wiedemann
Bordeaux
le 12 juin 2012.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire